TARDIF RÉVEIL – MÉMOIRES : MA VIE LITTÉRATURISÉE DU CHILI A LA FRANCE
TARDIF RÉVEIL
J’ignorais pourquoi le cerveau oppose une si grande résistance à s’avouer une réalité redoutable, irrévocable et qui est accessible à l’analyse qui est à la portée de quiconque voudrait l’analyser sans aucun parti pris.
Je pense à ça maintenant que depuis la mort de Maman je n’ai du piano et de Bach que le son métallique et désagréable des CD ou du son qui sort de l’ordinateur et non cet océan tumultueux qui sortait du clavier du grand piano noir de concert où Maman commençait ses heures de piano, ce son chaud, orchestral qui s’imposait grandiose dans notre salon.
C’était ça ma vie, c’est ça ma vie et elle le sera toujours.
Pourquoi ?
Parce qu’il est normal de s’attacher à la vie !
Il y a une très courte fugue du Clavecin bien tempéré qui est si rapide et forte qu’elle ne peut se traduire que comme une réaffirmation religieuse de la vie !
Puisqu’au rythme du contrepoint, nous nous laissons aller vers ce mouvement vertigineux qui ne nous laisse pas, le contrepoint court par notre courant sanguin et il est enivrant.
C’est pour cela que le cerveau ne veut pas croire à la mort.
Le cerveau doit avoir un secteur réservé à cette résistance farouche.
Je regardais Maman jouer au piano, c’était un véritable rituel qu’elle accomplissait tous les matins à neuf heures.
À la même heure où elle m’a mise au monde.
Dès que je me levais à peine du sol je la regardais et je l’écoutais, et j’avais peur, je me souviens de ce type de peur si difficile à expliquer pour une si petite enfant, la peur qui me produisait Maman qui se métamorphosait dès qu’elle levait le drap qui couvrait le grand piano noir de concert s’imposant dans le centre du salon, il était indubitablement un être vivant un autre membre de la famille.
Il y a une courte fugue du Clavecin bien tempéré, si rapide et forte qui est une réaffirmation religieuse de la vie !
Le piano de Maman était un être vivant collé à elle et indivisible, Maman était née pianiste, une musicienne sans pareil, elle fut méprisée, la déesse que papa voulait sauver de ce pays la ramenant à Paris, mon pauvre papa n’a pu accomplir son rêve et quand moi j’ai pu et que j’ai voulu ressusciter le temps, c’était déjà trop tard, mais Dieu sait comment j’ai me suis acharnée pour lui donner tout ce qu’elle méritait, Dieu seul sait combien j’aurais voulu la protéger et lui redonner sa musique, mais il est impossible de lutter contre les mafias et aller à l’encontre de la loi du vieillissement.
Derrière le piano, mon père avait installé son grand chevalet. Il en avait plusieurs, mais il ne voulait pas cesser de travailler quand il était à la maison. Maman levait le couvercle du piano, ouvrait sa partition… Le clavecin bien tempéré, elle s’asseyait et là, j’observais sa métamorphose, c’était comme un rituel religieux. Ma peur commençait et se mêlait à une admiration sans bornes, je l’adorais.
Mon adoration pour Bach se confondait à mon amour pour Maman, Maman-piano-Bach, c’est la même tragédie faite, une trilogie qui forme partie de ma vie jusqu’à la mort, non, par-delà la vie et la mort. Une des raisons pour lesquelles une concession perpétuelle est si importante, essentielle pour nous, capitale et vital pour moi et que je fais toute sorte de sacrifices pour y parvenir.
Mon petit cerveau ne pouvait pas comprendre comment cette même Maman aimante douce et qui était comme moi-même formant un seul corps, pouvait se séparer pour me montrer une autre maman que je ne connaissais pas, cette Maman-là, pianiste, elle ne faisait qu’un seul être avec son piano, comment était-il possible qu’elle pouvait n’être plus ma Maman, non, je savais que devant son piano, je n’avais plus ma Maman.
Cela, c’était une évidence.
Et quand j’avais grandi, je me souvenais de ces peurs artistiques, existentielles de cette petite enfant que j’étais nourrie de lait tiède et du
Clavecin bien tempéré.
Carmen Florence Gazmuri Cherniak
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