RÉFLEXIONS SUR LA MORT ET UNE PETITE FEMME ASIATIQUE
RÉFLEXIONS SUR LA MORT
Première partie.
Chers Lecteurs,
Réfléchir sur la mort c’est réfléchir sur la vie.
Dans le seul sujet dans lequel nous n’étions pas d’accord Maman et moi c’est sur la mort. Sur ce sujet, je m’entendais de manière absolue avec mon père.
Mama riait…
Quand j’étais au seuil de l’adolescence, avide de lectures philosophiques, j‘ai dit une fois à papa : « papa tu sais, nous ne devrions jamais mourir, nous devrions être éternels »
Alors papa leva sa tête de son livre, me regarda très surpris et prononça ces mots :
« C’est ainsi, c’est ça la vérité, tu dis la vérité ma fille, tu es comme moi, tu es de la même race que moi »
Mais, en passant par le temps, je découvre que ni papa ni moi-même nous n’avions raison, c’est Maman qui avait raison.
Inutile de se révolter.
Inutile d’écrire, parler, discuter, et encore se révolter.
Je me refusais à me rendre à l’évidence, comme si en m’opposant à la mort, j’allais prolonger la vie et faire reculer la mort.
Enfin toute mort « naturelle » peut s’intégrer, la seule mort indicible et insupportable est la mort provoquée par la main de l’assassin, seul dans ce cas là la Mort est autre « chose ».
Avec le recul absolument nécessaire pour approfondir les dégâts dévastateurs d’un deuil, on découvre qu’au fait, il n’y a pas de grand différence dans le vécu immédiat, qui brûle et laisse le cerveau incandescent et le corps en état de mutilation, avec les métamorphoses physiques et dans la psyché, qui s’installent après le choc ; pour passer ensuite à une dormance, et rester sinon dans l’état végétal, qui n’est pas pour autant insensible, les plantes et les arbres ont une vie particulière et sensible, mais nous passons vers le changement, celui qui ne peut se transcrire en phrases philosophiques, et qui est de la simplicité d’un poème.
En relisant Gadamer, avec la pensée de vieille et non de l’adolescente qui débutait dans l’exercice de la pensée, je remets tout en question.
J’avais le livre, mais je l’ai perdu dans un de mes déménagements, il est maintenant épuisé, j’ignore pourquoi des œuvres de cette importance disparaissent et ne sont plus rééditées, une maison d’édition d’une large tradition comme Gallimard, se contente avec nonchalance de nous dire : « le livre est épuisé », un contresens culturel en France, mais les contresens culturels sont ici si nombreux qu’à la fin nous devons aller former les rangs des mécontents en silence, ce lieu où les commerçants de la culture nous placent, la morosité de l’acceptation.
J’ai dû attendre pour l’emprunter dans une bibliothèque parisienne. Tout ici est question d’attentes…
Il va de même avec la mort, le grand penseur qui est Gadamer, propose d’accepter la vie, dès là nous accepterons la mort. Mais étant donné que le problème de notre angoisse ontologique nous ne pouvons nullement la résoudre, mais seulement la vivre, la proposition très philosophique qui est la sienne, reste très improbable pour moi, j’admire sa méthode, mais je suis incapable de pouvoir la suivre, quand bien même l’aporie nait à partir du moment où sa thèse et la nôtre de révolte, finissent toutes les deux pour constituer une grandiose aporie.
Mise entre parenthèses les grands ouvrages sur la mort, nous constatons que la profondeur de la connaissance de la vie et ensuite de la mort, collée à elle de manière inséparable, en guettant à tout instant le moment ultime, les personnes les plus dépourvues de « culture », ne sont pas sans porter en elles une sagesse et une parole de vérité accablantes.
Il y a huit ans, dans le premier volume de mes Pensées Critiques, livre de 800 Pp. j’ai dédié un écrit à une petite femme fragile, d’un certain âge, seule, qui tout comme moi, elle se rendait à cette laverie pour laver ses vêtements. Je l’ai rencontré dans une sordide laverie publique à Paris, elle m’a fait de la conversation avec cette douceur aérienne qui ont les asiatiques, ils me ravissent, parce que ceux que j’ai rencontré, n’avaient pas de mauvaises pensées, ils se sont approchés à moi avec une spontanéité dépourvue de suspicion, elle m’a parlé comme si elle me connaissant depuis toujours, elle m’a tendu un morceau de pain avant de le rompre et manger et s’est mise à me parler, à me raconter de choses de sa vie et me confia ses pensées, il n’y a rien que j’aime de plus que d’entendre des mots, d’écouter quelqu’un d’intelligent, qu’on me raconte.…Elle m’a tellement impressionnée que je ne l’oublierai jamais, à l’époque je venais de perdre Maman, j’étais dans la première phase de mon deuil qui ne prend pas fin, mais cette année-là c’était le début de mon deuil, j’ignore pourquoi les gens disent « elle fait son deuil », c’est absurde, on ne fait jamais le deuil de quelqu’un qu’on aime, et surtout pas de notre Maman ; ce deuil on le souffre, on le vit et on l’intègre, pour qu’il s’adhère à nous et, pour ne nous quitter plus jamais… Personne ne « fait son deuil ».
Cette petite femme fut une apparition, soudainement s’est produit cette rencontre si grave et si importante que je dû écrire, je l’ai intitulé :
Une petite femme asiatique.
Le voici :
UNE PETITE FEMME ASIATIQUE
Leçon de métaphysique
Il est déjà tard à Paris en plein automne, le soir, l’éclipse de lumière se fait acte très vite en hiver ce qui nous oblige à nous dépêcher dans nos affaires domestiques.
Assise, j’attends impatiente que la machine de nettoyage à sec finisse son cycle.
Je suis encore dans le quartier poubelle de Paris, le 19ème, papiers sales disséminés par terre tout au long des rues, l’air empeste, les gens se conduisent avec un irrespect qui me fait horreur, il faut marcher en faisant attention d’esquiver le coup qui même s’ils disposent d’un hectare pour marcher à l’aise, d’une façon inexplicable ils trouveront toujours le moyen de vous donner un coup en marchant comme des bêtes sauvages qui marquent leur territoire, elles le peuvent, elles le doivent ! c’est leur lutte pour leur vie ; il ne me reste qu’à prévoir de me mettre à l’abri un mètre d’avance pour descendre le trottoir et esquiver leur passage.
Dans ce quartier détestable, j’y suis encore prise au piège.
D’un regard stupidement hypnotique je reste devant le hublot noir et son tourner en rond brouillant, à l’intérieur mes manteaux d’hiver, noirs et usés sont en train de se nettoyer à sec, et l’air se fait irrespirable avec les odeurs à détergent et au désinfectant, la bouée met une couche blanchâtre sur les vitres, peu de gens sont à la boutique de la laverie, il sera bientôt sept heures, l’heure du dîner d’un samedi soir.
Je suis assise sur un des deux et uniques vieux bancs délabrés qui sont face à la machine.
Arrive une toute petite femme asiatique, vêtue de noir et met scrupuleusement son linge dans une machine, très soigneusement et avec grande parcimonie la remplit de savon et d’adoucisseur orange qu’elle apportait dans un petit bocal. Une fois rempli, elle nettoie les bords de l’orifice de la machine avec une bout de papier très lentement. La met en marche et s’assied à côté de moi en me souriant.
Ses cheveux lisses et très noirs, coupés aux ciseaux et carrés, elle est si fragile et menue, en se faisant toute discrète, elle n’occupe que si peu de place sur son siège.
Elle ouvre un petit sac en plastique et commence à manger un des deux tout petits pains qui étaient à l’intérieur.
Une douce odeur à farine tiède sort d’entre ses mains, elle rompt doucement un petit bout et se tourne vers moi et me dit souriante, excusez-moi, j’ai faim… Mais madame, je vous en prie, bien sûr ! Mangez !
Elle mange apaisée, tranquille.
Et me dit : « quelle chance de laver les vêtements en machine, regardez mes mains » …Elle me montre ses petites mains avec de l’arthrose… « Je lavais
Là-bas, tout le linge des enfants à la main… »
Je sais madame, cela doit être horrible, le martyre, je vous comprends…
On a bien de la chance de disposer de l’aide de l’électroménager… Elle rit doucement, et me dit : « il nous manquerait ici la table pour faire le repassage… »
Oui, je lui répondis, mais je préfère chez moi, pour avoir devant moi la télé !
Oui, c’est vrai… me dit-elle…
Je continue à soupirer d’impatience toujours en regardant le hublot qui indifférent accomplit son cycle machinal.
Je pense à maman, et je ne peux pas empêcher qu’un torrent de larmes n’affluent et n’arrivent à mes yeux, sans qu’elle ne s’en aperçoive je m’essuie avec un papier.
Elle me dit soudainement : « Voyez-vous, pourquoi existent-ils les hommes sur terre ? »
En récupérant mes esprits je lui répondis :
« Les hommes ? »
« Oui, l’humanité tout entière ! »
« Les hommes, nous, pourquoi existons-nous ?»
« Jusqu’à l’âge de 5 ans ça va mais après vient le lycée, les études, après les exigences des concours, après le travail, acheter une maison, les enfants, après les petits enfants…Après, on le sait, la maladie et la mort »
Je reste là stupéfaite.
Oui Madame, je l’ai toujours pensé, il aurait mieux fallu ne pas être né.
Si au moins on pouvait empêcher la maladie et la mort.
« Eh oui ! » Me dit-elle.
« On ne vient sur terre que pour souffrir ». Me dit-elle.
Cette petite femme asiatique à la voix douce, aux mouvements aussi doux que sa petite figure qui n’occupe presque pas de place dans ce monde est plus savante qu’un chercheur de philosophie, je pense que le cursus de huit années de fac ne m’a servi à rien, que les professeurs sont remplis de pédantisme, que la vie n’est une grandiose blague qui n’a voulu que notre perte.
Cette petite femme minuscule qui certainement n’a jamais fait d’études sait plus qu’un universitaire, elle n’a pas eu besoin d’université, car son esprit est clairvoyant et fort éveillé, et sa grandeur humaine vient de son intuition, de sa sensibilité d’esprit, de sa grâce, de cette sagesse millénaire qui ont les asiatiques dans leur intérieur qui doit se transmettre avec le regard des mères orientales qui sans aucune prétention démesurée si propre aux européens, savent vivre sans se révolter, en acceptant les cycles que la nature leur impose. Parfois ils expriment leur douleur de ne pas pouvoir s’y opposer, mais tout comme cette petite femme asiatique, ils le disent sans révolte, sans haine, avec l’expression d’une simple analyse résignée.
Cette rencontre soudaine reste pour moi l’essentiel.
Je ne sais pas par quelle raison elle a voulu me le confier à moi, devant une sinistre machine de lave-linge, dans un quartier poubelle de Paris, oui, c’est la question qui est importante, le pourquoi a-t-elle cru bon de me parler dans ce moment d’attente.
Et, elle m’a confié une leçon de la plus haute pensée philosophique, sans jamais avoir eu entre ses mains un livre de Leibniz, elle a dit avec ses mots simples mais pleins de vérité : « pour quoi il y a-t-il des hommes ?
Il s’agit de cette devise philosophique formulée par Leibniz :
« Pourquoi il y a-t-il des choses plutôt que rien ? »
Le cycle de nettoyage de mes vieux manteaux noirs s’achève, notre conversation métaphysique aussi, elle me sourit, je lui réponds apaisée à son doux sourire.
Je prépare mon départ.
Elle se lève souriante et me dit :
« J’espère qu’on se reverra ».
Certainement Madame, lui dis-je.
Je le veux très fort.
Je rentre en me disant que j’aimerais tellement l’avoir comme amie, moi qui n’ai rencontré que des femmes dévoratrices, blessantes et féministes.
Combien de bien m’a fait cette toute petite femme asiatique avec ces mots savants, combien il fut douce une attente sordide, imposée par le domestique de ma vie de misère, combien ce bref passage par un courant des mots et de silence, il ouvrit sinon une réponse, puisque introuvable et impossible, elle me donna un apaisement si doux comme de la rosée, ce que je n’ai pas rencontré à la lecture de Leibniz, c’était déjà ça, un début.
In, Pensées Critiques
Paris, 2013
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